Sabrina Lomel - Psychologue Clinicienne
Psychothérapeute - Hypnothérapeute - Consultation souffrance au travailLe patient, sa main, son chirurgien
Si en psychosomatique le symptôme peut se déployer sur une fonction physiologique significative, la main ne peut que constituer un lieu privilégié d’expression des conflits psychiques. Sa représentation corticale est majeure, presque autant que la bouche. La main est un instrument de communication et de découverte, à l’interface entre le dehors et le dedans, entre corps réel et corps imaginaire. Car avec ses mains, l’enfant touche, caresse, jette, frappe et explore ainsi le monde réel. Puis il le recrée dans ses jeux de main lorsque le pouce reproduit, dans la cavité buccale, le plaisir donné par le sein de la mère, consolant ainsi l’enfant de son absence. La main participe donc à la genèse des grandes fonctions symboliques. Elle parle nos émotions. La main, enfin, est l’organe du travail, exécutrice dans la créativité ou la répétition, l’autonomie ou la soumission. Du comptable au chirurgien, de la caissière au vendeur de chaussures, toutes les mains travaillent.
1. PEN(AN)SER LA MAIN
L’échec thérapeutique retentissant vient sanctionner l’intervention chirurgicale qui ne viserait que le corps anatomique. L’écoute du symptôme, la découverte de son sens, de sa place dans l’histoire individuelle de chaque patient, peuvent aider le chirurgien à comprendre le sens de son « intervention » aux niveaux les plus profonds de la personnalité du patient. Car si la main malade, douloureuse, mutilée requiert d’être pansée, elle doit aussi être pensée, restituée dans sa dimension psychique.
Nous sommes des êtres de langage et de symbole, pas simplement une mécanique de voies nerveuses. Par ces voies passent des influx d’informations qui s’associent à de plus anciennes, réveillant les traces mnésiques liées à l’histoire infantile de chacun, doublant l’information sensitive présente de toute notre subjectivité passée. Notre histoire infantile n’est jamais sans histoire. Sevrage précoce, carence affective, mère méticuleuse ou trop séductrice, père sévère, décès, divorce. Ces traumatismes divers laissent leurs traces sur notre deuxième corps, définissant en parallèle à l’anatomie médicale, une anatomie dite imaginaire ou encore érotique. L’histoire sensitive, sensuelle, parlée du corps, sa préhistoire affective, vont déterminer ce qu’on appelle l’image du corps, c’est à dire son inscription inconsciente, interface entre le corps anatomique et la psyché. On la distingue de la représentation consciente du corps ou schéma corporel.
L’image corporelle qui se construit ainsi ne peut qu’interférer avec le corps réel d’une manière totalement irrespectueuse de la localisation anatomique des organes et de leur finalité fonctionnelle.
2. UNE NECESSAIRE REDEFINITION DU CONCEPT PSYCHOSOMATIQUE
Comment rendre compte des relations entre le soma et la psyché, comment articuler histoire somatique et histoire psychique ? C’est l’interrogation de la plupart des cliniciens devant la symptomatologie mise en avant par un patient: à quel corps avons nous affaire ? corps réel ou corps imaginaire ? C’est souvent grâce au concept-poubelle « psychosomatique » que les praticiens désemparés et les patients en souffrance règlent cette difficulté de manière lapidaire.
Le lien de causalité entre le psychique et le somatique est ancré dans la tradition scientifique positiviste. Pour les médecins, certaines maladies ont effectivement été réexaminées sous l’angle de la médecine psychosomatique comme relevant d’une causalité psychologique. Ce sont les grands syndromes classiques : l’ulcère à l’estomac, l’asthme, la recto-colite hémorragique. Mais en dehors de quelques maladies, le médecin est toujours à la recherche d’un facteur pathogène extérieur au corps. Les faits psychiques demeurent invisibles et donc soumis à caution.
La souffrance est effectivement radio-transparente et ne s’exprime que dans un dialogue intersubjectif. Cesser de vouloir départager ce qui revient au corps propre de ce qui revient au corps imaginaire (avec l’arrière-pensée de séparer ainsi le vrai du faux, le tangible de l’improuvable) passe donc par un bouleversement des postures intellectuelles et cliniques.
Dans cette optique :
– Le psychisme n’est plus un « facteur » déclenchant parmi tant d’autres et si possible en dernier dans la liste. C’est un étage d’intégration, de symbolisation, de modulation des comportements humains.
– Psychosomatique n’est pas non plus ce lien de cause à effet symbolique et caricatural que beaucoup cherchent à établir entre un conflit psychique et une maladie particulière. Anatomie populaire que les patients ne se privent pas de souligner en raccourcis faciles : « mon mari est mort, ça m’a déclenché mon cancer », « ma mère m’étouffe, j’en fais de l’asthme »… Dans cette logique, « en avoir plein le dos » déclencherait des lombalgies. Où la somatisation irait-elle se loger si le patient en avait « plein les bottes », dans la semelle ou les contreforts ?
– L’étude systématique de l’histoire des patients fait toujours émerger des événements de vie difficiles, dits stressants. La notion de stress persiste dans les explications des mécanismes générateurs des maladies. Les émotions soumettent effectivement l’être humain à des états de stress, avec ses corollaires physiologiques. Mais le stress laisse intacte la question du sens de l’événement, tout en mesurant de manière efficace la réponse organique. La notion de traumatisme, que nous préférons à celle de stress, est fondamentale. C’est la résonance inconsciente d’un événement qui lui donne une force pathogène, pas seulement sa gravité apparente. Le trauma déclaré n’est pas forcément le bon, il voile le trauma du passé.
– Deux grandes voies de gestion des situations difficiles existent: La voie de l’activité mentale qui gère les excitations par un travail psychique et la voie de l’activité sensori-motrice qui écoule les excitations par le mouvement. Penser, agir. La mise à contribution excessive de ces défenses est le lot commun de tout être humain dans le parcours d’une vie. Les événements qui nous affectent (un deuil, un licenciement, une rupture mais aussi une promotion, une nouvelle relation amoureuse) modifient l’équilibre de notre identité et induisent de nécessaires réajustements. Si les deux grandes voies d’expression sont momentanément ou durablement mises hors jeu, le troisième grand secteur d’expression humaine, la somatisation peut alors être mise à jour. La somatisation est le processus par lequel un conflit qui ne peut trouver d’issue mentale, déclenche dans le corps des désordres endocrino-métaboliques, point de départ d’une maladie organique.
La question fondamentale reste alors celle-ci : Pourquoi devant une situation analogue, tel patient réagit-il par une dépression, tel autre par une griffe hystérique, un troisième par une algodystrophie, le quatrième guérissant sans problème ?
3. L’HYSTERIQUE, SA MAIN, SON CHIRURGIEN
HYSTERIE : névrose présentant des tableaux cliniques très variés. Dont l’hystérie de conversion où le conflit psychique vient se symboliser dans les symptômes corporels les plus divers (anesthésies, paralysies..).
La main devient parfois le théâtre où s’affrontent les représentations inconscientes et conflictuelles. La conversion réside dans la transposition du conflit psychique en une plainte somatique, dans un » saut du psychisme dans l’innervation somatique »[ 6]. Voilà une paralysie qui, au lieu de suivre l’anatomie médicale, s’arrête pile au poignet, une hyperesthésie dans un territoire nerveux vague ou contradictoire, une contracture irréductible dont on sent la sédation possible. Symptôme présenté dans un discours luxuriant et imagé comme un handicap majeur que seul le chirurgien peut soulager. Le chant des sirènes. Ce type de patient attend du chirurgien une relation consumante, une disponibilité infinie qui déborde largement ce qu’un praticien peut donner dans le cadre de l’intervention et des soins post-opératoires. A la moindre faille dans la relation, une attente prolongée à la consultation alors que le patient est persuadé de mériter un traitement privilégié, un manque d’intérêt pour la passionnante histoire de sa vie déjà entendue quinze fois, c’est la rechute.
Devant ce symptôme qui résiste, c’est souvent la débauche d’examens complémentaires, l’escalade chirurgicale, visant à trouver une explication organique, rationnelle et qui bien sûr, loin de résoudre le problème, vont le chroniciser. De biopsie en électromyogramme, d’intervention exploratrice en comprimés divers, le symptôme s’inscrit peu à peu dans la main de manière indélébile et iatrogène. Le patient colle de plus en plus étroitement à son symptôme physique, réclame la seule thérapeutique médicale au moment où le chirurgien voudrait bien s’en dégager. A ce point du parcours, le chirurgien généralement s’irrite franchement devant ce patient qu’il n’arrive pas à guérir : un malade imaginaire ? Il est temps d’appeler ce patient par son nom de structure: l’hystérique.
L’hystérie bouleverse le confort du savoir rationnel. Il faut pour la comprendre que le médecin s’arrache à son cadre anatomique habituel, qu’il reconnaisse l’existence de l’inconscient et d’un deuxième corps. Le symptôme de conversion hystérique concerne en effet non pas le corps réel, celui que le chirurgien sait disséquer, mais le corps imaginaire. Ce corps imaginaire, fantasmatique, est une construction. Chaque expérience affective que nous traversons depuis notre naissance y apporte sa pierre, laissant sa trace sur certains organes dont le fonctionnement est alors surinvesti et acquiert un sens.
C’est dire la charge affective qu’un chirurgien prend en main sans le savoir. La surconsommation médicale, chirurgicale, l’obtention de rentes, d’arrêts de travail font de l’hystérie une maladie grave sur le plan social. C’est le gain inévitable des bénéfices secondaires qui peuvent river un patient à son symptôme.
Ils sont connus : la séparation d’avec le milieu familial, d’avec le milieu professionnel, les soins corporels, la rétribution sociale.
-Pour certains patients, tomber malade ou être blessé est une secousse grave dans la vie quotidienne. Pour d’autres, c’est inconsciemment un soulagement bienvenu. L’accident ou la maladie offrent une occasion de se « retirer » d’une vie relationnelle source de conflits et de souffrance. La maladie entraîne généralement un revirement dans l’attitude de l’environnement familial. Le statut de malade autorise toutes les plaintes, toutes les exigences. Sous couvert des lésions et des ménagements qu’elles impliquent, la soumission de tous peut être exigée.
– Le statut de malade est souvent plus valorisant que celui de « dominé » dans la sphère privée comme au travail. Un patient retrouve ainsi un semblant d’identité, devient le lieu de rencontre obligé du personnel hospitalier. La lésion permet à l’individu isolé de s’insérer dans une structure dont la définition est d’accueillir la plainte. Il la présente d’ailleurs au travers du seul discours autorisé, celui du corps. Et puis l’existence ainsi dramatisée est tellement plus excitante que la plate guérison.
– Position couchée obligatoire, prise en charge partielle ou totale par un tiers le plus souvent féminin des soins du corps, le nursing hospitalier n’échappe pas à l’évidence. Mais la régression n’est plus guère autorisée dans les hôpitaux et elle est peu compatible avec la durée actuelle des hospitalisations. Déconsidérée comme un retour à un fonctionnement infantile, la régression permet cependant au patient de revenir à des étapes certes dépassées de son développement mais solidement acquises et sur lesquelles il peut prendre appui ponctuellement.
Si le symptôme de conversion apparaît au chirurgien comme coûteux pour le patient, il est cependant moins dangereux que le déferlement de l’angoisse ou la dépression grave si l’on se risquait à mettre sauvagement le patient en face du conflit inconscient qu’il cherche ainsi à régler.
Comment le chirurgien peut-il survivre face à l’hystérique ?
– En l’identifiant. Sa seule envie de le mettre à la porte ou de le sauver de son affreux destin devrait lui mettre la puce à l’oreille.
– Il faut cesser l’inutile et iatrogène escalade des examens complémentaires et prendre ces douleurs en charge pour ce qu’elles sont: des douleurs d’origine psychologique, à déterminants inconscients, d’expression somatique.
– Au-delà de la demande manifeste du patient, autre chose se joue qui échappe au chirurgien et au patient lui-même. Il ne sert donc à rien de forcer l’hystérique à voir ce qu’il ne veut pas voir, même si de l’extérieur la situation semble lumineuse.
– Le cas échéant, il faut accepter la non-guérison et accompagner au long cours un symptôme protecteur. Bien sûr, la présence d’un psychothérapeute dès le départ, permet soit de se défausser sur lui de la prise en charge de tels patients, soit de se faire aider.
Le symptôme, qu’il soit psychique ou somatique, est l’objet d’un investissement de la part du patient. Il fait partie de son histoire, de son identité. L’élimination ou la modification d’une symptomatologie équivalent à une perte et peuvent entraîner un épisode dépressif. Le symptôme peut représenter un point de capiton qui sert, comme sur un tissu qui flotte, à fixer le fonctionnement psychique du patient. Il peut être une défense efficace contre de plus graves désordres sous-jacents. Certains symptômes peuvent nous perdre, d’autres nous tiennent debout. Par ailleurs, le corps imaginaire ne produit pas que des symptômes mais s’exprime dans toutes les créations humaines. Il vaut la peine d’être disséqué, lui aussi.
4. ANATOMIE DE L’OUBLI, UNE MAIN DE TROP :
Monsieur D., 50 ans, présente un syndrome dépressif consécutif à son accident de travail. Il ne prend aucun traitement anti-dépresseur et est très réticent à cette idée.
Il est imprimeur, en CDD. Le jour de l’accident, il se dépêchait de finir son travail pour aller passer son brevet d’ULM avec le projet de devenir instructeur. Or, ce jour là, sa main est passée sous une presse lui écrasant l’index et le majeur. Depuis cet accident, outre la symptomatologie dépressive, Monsieur D. ne parvient pas à obtenir son brevet d’ULM (la raison évoquée est l’absence de concentration). Il est parfois en proie à de violentes crises d’angoisse qui le pousse à boire. Je reçois Monsieur D. trois mois après son accident. La greffe est un succès et les traces de l’accident sont très peu visibles. Au cours de notre premier entretien, Monsieur D. parle très peu et tient sa main accidentée. Lorsque je le lui fais remarquer, il me dit qu’il fait ça depuis l’accident sans savoir pourquoi. Il ajoute qu’il n’ose plus s’en servir malgré l’absence de douleurs. Monsieur D. reste très succinct et n’évoque aucune pensée ni aucun affect relatif à l’événement.
Les entretiens suivants vont nous apprendre que ce n’est pas tant l’événement qui a valeur de traumatisme que ce qu’il est venu réveiller dans l’histoire de ce patient et le sens qu’il a pris pour lui. J’apprends, en effet, que quatre ans auparavant, l’épouse de Monsieur D. est décédée des suites d’un accident de voiture. Monsieur D., sans hésitation, évoque un suicide sans que le rapport de police ne le mentionne. Sa femme était dépressive et sous antidépresseurs. Monsieur D. évoque sa grande culpabilité devant cet événement. Il dit qu’au lieu d’être avec sa femme, il partageait son temps entre l’imprimerie et les cours d’ULM. Il se sentait enfermé dans une vie trop étroite avec une femme dépressive et rêvait de « changer d’air » en devenant instructeur d’ULM. Lorsque je lui demande si son travail était important pour lui, il évoque son père, lui-même imprimeur. Le deuil de sa femme n’a visiblement pas été fait du fait de cette culpabilité.
Il relate un rêve qu’il aurait fait quelques temps avant le décès de sa femme. Il s’agissait de deux mains qui se tenaient. Une main est identifiée comme la main de la mort puis, dans un second temps, comme celle de sa femme. Cette main glisse. L’autre main tente de retenir la première mais n’y parvient pas et la laisse s’échapper. La position des mains telle qu’il la mime en relatant ce rêve, rappelle celle de ses propres mains depuis l’accident. Je le lui fais remarquer. Il associe et dit qu’il aurait dû être là, être plus présent, qu’il aurait ainsi pu éviter qu’elle se suicide. Je lui demande s’il a eu le sentiment de l’avoir « lâchée ». Il me dit qu’en effet, il se sent coupable. Je lui fais remarquer que sa main a bien été punie d’avoir « lâché » celle de son épouse.
A l’entretien suivant, Monsieur D. arrive en sueur et très agité. Il me dit qu’il a honte de ce qu’il va me dire, que c’est absurde mais qu’il ne supporte plus ses doigts, qu’il ne les mérite pas et voudrait qu’on les lui coupe. Monsieur D. qui plusieurs fois met en parallèle sa femme et son père, évoque alors le décès brutal de ce dernier au cours d’un accident de voiture.
C’était il y a 18 ans, il emmenait ses deux petites-filles (les enfants de Monsieur D.) à la messe de minuit lorsque la voiture a quitté la route pour finir sa course contre un arbre. Les deux petites filles étaient indemnes mais son père fut tué sur le coup. Une fois encore Monsieur D. évoque une grande culpabilité car sa première réaction fut d’être soulagé que ses filles soient en vie.
J’essaie de l’amener à faire le lien entre tous ces éléments.
Je mets en évidence le fait que la culpabilité liée au décès de son père a trouvé réparation dans l’investissement de son travail à l’imprimerie. Cependant le patient, de fait, n’était plus présent pour sa femme malade. En rêvant de devenir instructeur d’ULM, il trahissait sa femme avec laquelle il vivait une vie qui ne lui « correspondait pas » et son père, à qui il devait réparation. A la dette symbolique due au père est venue s’ajouter celle due à sa femme. L’accident a permis pour ainsi dire de « solder son ardoise ». Il a permis de ne plus travailler à l’imprimerie sans trahir le père et de punir la main symbole de sa culpabilité. L’ULM est bien entendu tenu en échec.
Lorsque nous avons mis en avant le sens qu’avait pris cet accident, Monsieur D. ne supportait plus ses doigts qu’il ne « méritait pas ». Le chirurgien en lui « réparant » sa main a effacé, annulé ce qu’il avait payé pour s’acquitter de sa dette, aussi pensait-il à les couper.
Quelques semaines plus tard, je l’ai appelé pour prendre de ses nouvelles. Il allait mieux, s’était fait prescrire un traitement par son généraliste et venait d’obtenir son brevet d’ULM.
Ce n’est pas tant l’accident en lui-même qui fait trauma que le sens qu’il acquiert après coup et qui induit le processus de conversion. L’accident acquiert, nous l’avons vu, dans un second temps une valeur punitive qui n’a d’autre objectif que de résorber l’excès de culpabilité. Si l’on s’arrête à la demande manifeste du patient qui était dans un premier temps la réparation fonctionnelle, la plainte et les symptômes psychologiques secondaires sont incompréhensibles. Si par contre on s’attache à saisir ce qui se joue en arrière plan, on comprend que cette réparation fonctionnelle vient supprimer le seul moyen qu’avait le patient de solder sa culpabilité. Les entretiens psychologiques offrent cette possibilité de verbaliser et d’associer des affects, ce qui a pour le patient une valeur abréactive permettant ainsi au conflit de ne pas rester pathogène.
5. LA MAIN, l’ACCIDENT, LE TRAVAIL
Ils sont nombreux à arriver aux urgences un soir de garde ou bien à défiler aux consultations spécialisées. Ils sont là, la main scalpée par la machine, écrasée, un ou deux doigts carrément posés dans un sachet de plastique, pas trop près de la glace. On les appelle les « A.T », les accidentés du travail. Sous ce générique anonyme, un fait demeure : il est dramatique pour un travailleur de perdre sa main. Son avenir professionnel est remis en cause. Mais il est dramatique pour tout homme de perdre sa main. Car avec une main, on travaille certes, mais on caresse aussi.
L’équipe chirurgicale spécialisée est là pour réparer. Une main en sauve une autre. Le plus souvent le patient suit le cycle chirurgien/rééducateur/retour au travail, sans trop de problème.
Mais de l’être humain qu’on sort de l’ambulance, nul ne peut rien savoir. Rien de sa structure psychique, de ses ressources défensives, de son histoire. Le traumatisme est une question imposée dans l’urgence, la surprise, l’impréparation. Sans transition, l’accidenté passe de l’état d’être humain entier à celui de corps mutilé. La peau, frontière entre le dedans et le dehors, a éclaté, laissant apparaître l’os qui perce par la fracture ouverte, les tendons qu’on peut voir coulisser, le doigt suspendu à une bandelette de peau. Et le sang rouge, si angoissant.
Le traumatisme perce la peau organique mais il perce aussi la peau psychique. En quelques secondes, avec l’intégrité physique, c’est l’intégrité psychologique qui est remise en cause. De même que le corps se maintient à l’abri des excitations externes par l’enveloppe qu’est la peau et les systèmes régulateurs qui s’y rattachent, le psychisme se maintient lui aussi à l’abri des excitations excessives.
Si le traumatisme se définit classiquement comme une expérience intense qui déborde les défenses du sujet, on comprend que le psychisme subisse une effraction dévastatrice dans les accidents du travail. L’atteinte corporelle parce qu’elle signe la perte, réelle ou potentielle, d’une partie de soi, vient réveiller tous les autres deuils subis, corporels et affectifs et plus largement, l’angoisse de mort.
Mais ce qui traumatise les uns ne fait qu’atteindre les autres. Si l’événement externe peut être objectivement traumatisant et les dégâts psychiques qu’il entraîne paraître alors logiques, certains patients s’effondrent après des lésions minimes. Car ce qui traumatise, ce n’est pas simplement l’événement externe, présent, mais ce qu’il vient réactiver du passé. Un trauma vient toujours sur la trace d’un précédent. Le trauma présent ne prend sens et force qu’à la lumière du trauma passé.
Un tableau clinique spécifique
Le travail, comme toute activité humaine, comporte un champ psychopathologique spécifique. Il faut donc connaître le tableau clinique princeps qu’est la névrose traumatique (ou Post Traumatic Stress Desease dans le DSM IV). Son étiopathogénie découle des intrications étroites entre structure psychique personnelle et conditions de travail.
Evaluer les conséquences du traumatisme passe par une connaissance précise de cette psychopathologie particulière. Il est important d’en repérer point par point les signes cliniques:
-Dans un premier temps s’instaure une sidération des fonctions du Moi qui laisse à penser que le patient est simplement sous le choc. L’appareil mental est grippé comme un moteur. Ce que l’accident implique comme douleur, souffrance, inquiétude, angoisse, émotion, représente une masse d’informations insupportable à penser en un temps aussi court.
-Dans la journée, les attaques d’angoisse apparaissent. Elles peuvent être déclenchées par tel ou tel détail analogique qui prend valeur cardinale : le bruit du téléphone dans la chambre du patient qui rappelle l’alarme déclenchée dans l’atelier, un tissu de la couleur du mur devant lequel il s‘est effondré. Des flash-back surgissent qui ramènent la scène de l’accident. Ce sont des reviviscences incontrôlables contre lesquelles le patient s’épuise.
– Ce que le psychisme du patient a pu tenter de court-circuiter le jour réapparaît la nuit avec la baisse de la conscience vigile. Les cauchemars surviennent, répétant souvent inlassablement, nuit après nuit, la situation traumatisante comme pour en désamorcer la charge. Cependant ce travail onirique peut à son tour devenir traumatisant et persécuteur.
– L’insomnie apparaît alors comme une tentative supplémentaire pour ne pas en rêver. Si les somnifères peuvent aider certains patients à trouver l’oubli, il n’est pas rare d’en voir d’autres développer une résistance à l’endormissement chimique.
-La baisse de régime du patient est toujours très visible. Fatigue ? Dépression ? Elle témoigne des quantités d’énergie vitale mobilisées par la lutte contre les contenus psychiques angoissants. Si le patient semble décrocher de ses investissements antérieurs, c’est qu’il a besoin de toute son énergie. Tout comme le travail de deuil est la somme d’opérations psychiques nécessaires à l’acceptation de la disparition, l’élaboration psychique du traumatisme ne peut se faire qu’au prix d’une dépressivité normale et nécessaire.
– Il n’est pas rare que des décharges comportementales ou des attitudes caractérielles agressives apparaissent, proportionnelles à la violence interne qu’a déclenché le trauma.
– Les atteintes cognitives sont toujours présentes : perte de mémoire, troubles de concentration, de logique
– Enfin, si le patient n’a pas trouvé, en lui ou sur sa route, les moyens de donner un sens au choc subi, les désorganisations sévères (infection grave, choc allergique brutal, décompensation d’une pathologie sous-jacente) vont témoigner de l’effondrement des défenses organiques après l’effondrement des défenses psychiques.
Si un tel parcours peut ne se manifester qu’en sourdine tant que le patient est hospitalisé, il n’est pas rare d’apprendre qu’une décompensation grave a eu lieu une fois rentré chez lui et que manque alors tragiquement la réassurance de l’équipe médicale. Le soutien de l’équipe soignante est fondamental mais les délais d’hospitalisation deviennent si courts pour des raisons économiques qu’il revient souvent au kinésithérapeute et au médecin généraliste de gérer les angoisses, la douleur, la réhabilitation.
Le chirurgien ne doit pas oublier que l’intervention est la partie la plus courte du duo qu’il forme avec le malade. Les suites immédiates de l’accident de travail, la guérison, la réinsertion sociale du blessé dépendent non seulement de la pertinence des soins qui lui sont donnés mais aussi de la compréhension de sa personnalité et de la place qu’y occupe le travail.
Les conséquences de la névrose traumatique sont graves, car si elle n’est pas traitée, la plupart des malades s’enfoncent dans des tableaux d’impotence fonctionnelle quasi totale. L’évolution des troubles est fortement marquée par les réponses médico-sociales au syndrome : multiplication des médecins, des examens exploratoires. Repoussé, redouté par le médecin, le patient est alors étiqueté simulateur, psychosomatique, déprimé, tire-au-flanc. Consolidé d’office, il atterrit en psychiatrie.
Réinsérer le patient est une activité chronophage
Au-delà de ce syndrome spécifique, la guérison d’un accidenté n’est pas que somatique mais aussi psychique. Le blessé de la main au moment de la reprise de travail va être confronté à son milieu professionnel et à son poste de travail. C’est un cap important à franchir, chargé de signification, car le retour au travail ramène aux causes de la survenue de l’accident, à la sécurité sur le chantier, à l’ambiance de travail.
En siégeant au niveau du corps, un A.T. provoque des angoisses de mort, d’atteinte corporelle irréversible. Le retour au poste de travail peut s’avérer impossible pour le patient puisque les réminiscences vont déclencher des crises d’angoisse majeures. De plus, un salarié qui reprend sans avoir retrouvé son intégrité physique, peut ralentir une cadence, une chaîne de travail et générer une stigmatisation collective. Le monde du travail n’est pas tendre. Enfin, un sujet qui a beaucoup investi sa vie musculaire, pour lequel l’expression physique, le mouvement, sont des facteurs d’épanouissement, de régulation de son équilibre, souffrira de l’amputation réelle ou fonctionnelle d’une partie de son corps.
L’usage pour un médecin-conseil est souvent de consolider un dossier au bout d’un an d’arrêt de travail, décision qui sonne le glas du versement des indemnités au titre de l’accident de travail. Décision qui signifie aussi le retour brutal à l’ancien poste de travail que le patient n’est pas toujours en état, physiquement et psychiquement, de reprendre.
Anticiper cette échéance, connaître les autres statuts possibles du blessé séquellaire et « partager » son patient avec le médecin du travail et le médecin-conseil est une nécessité thérapeutique peu pratiquée. Le contact avec le médecin du travail ne se fait pas systématiquement alors qu’il est prévu par la loi. Une visite de pré-reprise peut être demandée afin que le médecin du travail évalue les possibilités d’aménagement du poste ou la nécessité d’un reclassement dans l’entreprise. Dans le cas d’impossibilité de reprise aménagée, le médecin du travail engagera les démarches médico-administratives nécessaires à une solution sociale de reclassement professionnel (COTOREP), de mise en invalidité ou de retraite anticipée.
Quand un dossier comporte d’emblée des éléments cliniques lourds engageant le devenir professionnel du patient, l’élaboration de la meilleure stratégie médico-administrative est un outil thérapeutique au même titre que les soins médicaux. Parcours administratif contraignant, sans grand intérêt intellectuel quand on est thérapeute mais dont il faut comprendre les enjeux. Notre système de soin peut devenir, si l’on ignore ses contingences administratives, un entonnoir iatrogène dans lequel le patient va se perdre. C’est un système qui exige la preuve et l’objectivation de la plainte et qui enferme médecin et patient dans une logique de justification. On ne s’étonnera pas que les veilles de contrôle médical, les douleurs flambent.
Le colosse aux mains d’argile
Cet ouvrier de 46 ans est tombé d’un échafaudage et s’est fracturé les deux poignets [13]. Il est opéré des poignets par brochage et sort au quatrième jour d’hospitalisation. Le chirurgien a efficacement remis en place ses éclatements osseux, les infirmières ont surveillé ses constantes sanguines et sa température. On ne s’est pas inquiété, en le laissant sortir si tôt après un tel traumatisme, du fait qu’il vivait seul dans un foyer et qu’avec deux mains brochées, il ne pouvait assumer ses besoins physiologiques. On a économisé ponctuellement des journées d’hospitalisation dans une vision comptable de la santé. L’algodystrophie qui s’est immédiatement déclenchée va coûter très cher à la Caisse primaire d’assurance maladie du patient et donc à la collectivité.
Au bout de dix mois, le chirurgien qui le suit se sent dans l’impasse. Les mains sont oedématiées, douloureuses, gonflées comme des baudruches qu’il tient devant lui, inertes. L’algodystrophie (désormais requalifiée syndrome douloureux régional complexe ou SDRC)[9] réunit quatre critères diagnostiques dont les trois derniers sont essentiels : L’existence d’un événement nociceptif initiateur ou d’une cause d’immobilisation ; une douleur continue, une allodynie ou une hyperalgésie telle que la douleur est disproportionnée par rapport à tout stimulus déclenchant ; l’apparition d’un œdème, d’une altération de la vascularisation cutanée ou d’une anomalie de l’activité sudoromotrice de la zone douloureuse ; ce diagnostic est éliminé par l’existence d’autres états pouvant rendre compte autrement d’un tel niveau d’impotence et de douleur.
L’algodystrophie du patient est évidente car elle répond aux quatre critères et est maintenant ancienne. L’examen électrique pratiqué permet de découvrir une compression nerveuse au canal carpien et une atteinte sévère des muscles intrinsèques des deux mains. L’IRM retrouve une atteinte des vertèbres C5-C6, C6-C7. L’accident de travail vient souvent décompenser des atteintes musculosquelettiques jusque là restées silencieuses.
Au cours de l’entretien clinique, le colosse parle de son travail. Il évoque sa vie sur les chantiers, le vent, le froid, la force physique nécessaire pour soulever poutres et madriers. Il se lève immédiatement pour montrer. Tout son corps participe à cette gestuelle professionnelle qui lui manque. Les gestes de métier ne sont pas que des enchaînements musculaires efficaces et opératoires. Ils sont des actes d’expression de la posture psychique et sociale adressés à autrui [3]. C’est un homme costaud, trapu, fier de sa force. Seules les mains sont hors circuit depuis près d’un an maintenant. Il enchaîne à ma demande sur le récit minutieux de l’accident.
« Je ne sais pas comment je suis tombé. Je me souviens que j’ai agrippé une planche et qu’elle m’a lâché. Elle devait être mal clouée. En dessous, il y avait du béton avec des tiges armées. Une tige tous les un mètre cinquante. Je me suis dit en tombant, il ne faut pas que tu t’empales sur les tiges. Vous savez avec les outils et le matériel accrochés à la ceinture, on pèse 15 à 20 kg de plus. J’ai mis les bras en avant pour protéger ma tête. Je suis tombé entre deux tiges, sur le béton. C’est le destin si je ne suis pas mort. »
Il raconte qu’un mois avant lui, un camarade est mort en tombant du même échafaudage. Celui-là s’est fracassé la tête. Et trois mois avant, à Dunkerque, sur un autre chantier, un copain qui travaillait dans un trou s’est fait éventrer par les crochets d’un godet de pelleteuse devant lui.
« C’est mon métier, il est comme ça. Le risque, on n’y pense pas, autrement on peut pas travailler. Tous les jours, il y a des morts sur les chantiers. J’ai vu un grutier happé par le filin de sa grue. Il a été découpé en morceaux tout en tombant. C’est un métier à risque, le bâtiment. On y gagne bien sa vie. Moi, avec les heures supplémentaires, je me faisais 16 000 Francs par mois. Mais on risque gros… On est des hommes, on pleure pas. Je regarde les reportages sur les ouvriers de New York, à la télé. Ils courent le long des poutres d’aciers à des centaines de mètres de hauteur, comme des danseurs, sans sécurité. C’est pire que nous. De toute façon, celui qui n’aime pas son travail, il n’aime pas sa vie. Et celui qui n’aime pas sa vie, il est mort. »
La crudité de sa litanie sanglante relève d’une sommation d’événements traumatiques et de ses effets sur le fonctionnement psychique. Cauchemars, insomnie, sidération, images fixes de l’accident, présentation sans affect, imagerie violente, tout signe la névrose traumatique qui dure depuis des mois et n’a pas été diagnostiquée. On demande rarement à un blessé de raconter son accident ou seulement pour rattacher le bilan des lésions organiques à une cause mécanique précise. L’effraction psychique n’est pas prise en compte. On ne déplace pas de cellule médico-psychologique pour les travailleurs qui tombent d’un échafaudage.
L’accident, surtout lorsqu’il est grave et qu’il engage la confiance dans les gestes professionnels des autres, comme ici la planche mal clouée, vient ébranler le déni du danger. Le travailleur ne peut plus faire semblant d’ignorer que son métier comporte des dangers graves. Le retour au poste de travail est à la fois désiré consciemment et craint inconsciemment. La situation d’impasse psychique est évidente. La somatisation est logique, elle atteint l’organe de travail et rend le retour au chantier impossible.
L’équipe décide de pratiquer une série d’anesthésies locorégionales intraveineuses (ALRIV). L’anesthésiste, la kinésithérapeute et la psychanalyste sont toujours présents pour cette technique. Une précédente étude clinique portant sur une série de 50 cas nous a permis de constater que cette procédure thérapeutique peut avoir un effet cathartique puissant sur les patients et que recueillir paroles et émotions émergeant dans ce moment particulier amplifie l’effet biochimique.
Le colosse supporte la pose des deux garrots sans un mot. L’injection commence. Le colosse commence à trembler, il s’arc-boute, il hurle de peur sous son masque. Nous sommes cinq dans la salle et pas un de trop pour le maintenir et lui éviter de tomber de la table. Il tombe effectivement de son échafaudage et revit devant nous son interminable chute. « On est des hommes, on pleure pas ». Mais sous l’effet des produits qui lèvent les verrous émotionnels, on crie sa peur. Nous sommes des êtres de langage et de symbole, pas simplement une mécanique de voies nerveuses. Sur ces voies passent des influx d’informations qui s’associent à de plus anciennes, réveillant les souvenirs des expériences douloureuses, doublant l’information sensitive présente de toute notre histoire subjective passée.
Le colosse crie haut et fort son désir de retourner sur les chantiers dès qu’il sera guéri. Mais depuis un an, son identité a basculé du côté du corps malade, de la douleur, de la prise en charge de sa souffrance. C’est au prix du maintien du statut d’accidenté du travail qu’il conserve son équilibre. Il faut savoir que la souffrance mentale est irrecevable au travail. Seule la maladie physique peut être entendue et bénéficie d’un statut de réalité. Elle a valeur de reconnaissance. Faute de cette reconnaissance, le patient est condamné à la solitude.
Le colosse n’est pas près d’abandonner sa nouvelle identité à temps plein, son nouveau groupe d’appartenance, les accidentés du travail. Tant qu’il est soigné, il conserve le lien identitaire avec son collectif professionnel. On comprend que la consolidation d’un accident de travail, terminologie administrative signifiant la clôture d’un dossier pour évaluation des séquelles, entraîne des décompensations psychiques ou somatiques dramatiques. Elle signe la fin de la reconnaissance sociale de la souffrance physique et mentale endurée au travail.
Le réel de l’organisation du travail pèse lourdement sur la prise en charge des patients. Mais en le rejetant par agacement, par postulat thérapeutique ou plus souvent par méconnaissance, nous évacuons aussi sans le savoir des pans entiers du fonctionnement corporel et identitaire de nos patients. Nous les soignons entre les murs d’un hôpital pour les renvoyer ensuite dans le milieu où leur pathologie a vu le jour. Seule l’analyse du rapport subjectif que nous entretenons tous avec le travail, seule la compréhension clinique de ce qu’il mobilise de notre corps, de notre intelligence, de notre itinéraire personnel, permet de sauvegarder l’unité psychosomatique des patients, déjà tant malmenée par l’organisation parcellisée de notre système de soins.
6. LE GESTE RICHE, LE GESTE PAUVRE
Qui mieux qu’un chirurgien de la main peut comprendre la richesse du geste de travail ? Le mouvement de la main est la partie visible du geste dont les racines sot familiales, sociales, sexuées.
Les gestes participent à la construction de l’identité:
– L’identité transgénérationnelle d’abord, car les gestes sont transmis dans l’enfance, par la copie des adultes aimés et admirés qui deviennent des modèles. L’enfant intériorise les gestes, les postures, les « tours de mains » des adultes par loyauté identificatoire.
– Autre racine gestuelle, l’identité sociale, puisque les gestes sont socio-culturellement induits. En Occident, le port des enfants, des charges lourdes, se fait sur les membres supérieurs fléchis, avec fermeture de la ceinture scapulaire tandis qu’en Afrique, les mêmes tâches sont effectuées sur la tête et le dos, mettant en jeu des masses et des dynamismes musculaires différents.
Plus spécifiquement, au travers des apprentissages, les gestes de métier viennent nouer des liens étroits entre l’activité des mains et l’appartenance à une communauté professionnelle. Certaines postures et attitudes corporelles acquièrent, dans le travail, valeur de dramaturgie.
– Dernière racine, l’identité sexuelle. Car si les gestes ont une histoire familiale, sociale, ils ont aussi un sexe. L’identité sexuelle, l’identité de genre se doivent d’être traduites par des attitudes, des postures spécifiques. Les injonctions maternelles à la petite fille vont dans ce sens : tenir les genoux serrés, ne pas écarter les jambes, ne pas trop bomber le torse, l’inverse pour le garçon. L’éducation inscrit dans la musculature des postures sexuées spécifiques.
Evaluer la qualité d’un matériau du plat de la main, identifier à l’oreille un moteur défaillant, visualiser, dès l’incision, la déchirure d’un tendon, « sentir » l’angoisse du patient, sont autant de situations de travail mobilisant certes des données perceptives, mais aussi toute la richesse de notre histoire personnelle.
C’est ainsi que dans les professions artisanales, artistiques, le travail est l’aboutissement d’une élaboration mentale préalable où main et cerveau travaillent à des activités d’expression. Là, le geste de la main est riche et mobilise le corps au service du sens. Se servir de ses mains, pour permettre l’expression des intention, inscrit le geste dans le langage. Si l’acteur interprète son rôle ou le musicien sa partition, il est indéniable que le travailleur « interprète » la consigne donnée pour faire du beau travail.
Mais si certains gestes de la main acquièrent valeur de dramaturgie au travail, d’autres s’exécutent dans le « silence mental », dans la répression d’une activité psychique personnelle. Le travail à la chaîne, répétitif, sous contrainte de temps, n’implique que l’utilisation d’automatismes dans un divorce total entre la main et l’imaginaire. Là, le geste est pauvre et ne sert qu’à tenir. Quelle négociation possible avec sa part personnelle lorsque les gestes de travail renvoient à une manualité ingrate, invisible, répétitive ? L’absence de signification, l’inutilité des gestes à accomplir façonnent une image de soi terne, enlaidie, misérable. Deux-tiers des neurones moteurs du cerveau desservent la main et les doigts. Comment s’étonner que les faire travailler à des gestes vides de sens soient source de pathologie ?
Les gestes mécanisés, stéréotypés, confinés dans des axes et des plans restreints, deviennent des gestes pathogènes. Les atteintes ostéo-articulaires et musculaires des membres supérieurs et de la main, encore appelés troubles musculosquelettiques, représentent effectivement 40 % du coût des traumatismes et maladies liées au travail.
Mais les TMS ne sont pas une entité clinique univoque comme le suggère cette dénomination générique bien peu satisfaisante sur un plan médical. Hormis les médecins du travail, ergonomes et préventeurs et quelques équipes médicales spécialisées, le sigle TMS est largement absent des diagnostics médicaux, chaque spécialité ayant son tiroir diagnostique et thérapeutique: en rhumatologie, on croisera TMS et fybromyalgie, en chirurgie de la main, TMS et affections localisées ( hygroma du coude, canal carpien…), en médecine de la douleur, TMS et tableau douloureux chronique. La diversité des lésions, leur fréquence, leur coût humain et financier imposent de se pencher sur ces pathologies avec en filigrane la lourde question de l’imputation. Quelle est dans ces lésions, la part qui revient aux contraintes de travail , celle qui revient à l’individu?
7. LE CHIRURGIEN ET SON PSYCHOLOGUE : L’IMPORTANCE DU DOUBLE REGARD
Contagion, imitation, nécessité enfin mise à jour, qu’importe le processus, il y a de plus en plus de psychologues dans les services de chirurgie de la main. L’observateur avisé, parcourant un service, pourra s’interroger sur la réelle utilité de ce personnage (souvent féminin) qui déambule au lit des patients, qu’on trouve assis, silencieux à côté du chirurgien en train de consulter, ou qui s’enferme pendant des heures, toutes portes fermées. Tout ça sans outil apparent, sans bistouri, sans pansement, sans ordonnance. Bref, les mains vides. Juste une présence. Cette présence du psychologue témoigne cependant de la prise en compte des aspects psychologiques dans les lésions de la main, du désir de prise en charge pluridisciplinaire des patients.
Le chirurgien est dans un premier temps, très intensément investi par le patient qui lui apporte sa main malade. S’il ne parvient pas à soulager cette demande, le chirurgien pourra être tout aussi fortement désinvesti. Faire intervenir d’emblée des tiers dans la relation, c’est à dire le psychologue et l’équipe soignante, va faciliter le travail.. D’une part, ces intervenants multiples vont apporter au patient un cadre étayant. D’autre part, l’indication psychologique a ainsi de fortes chances d’aboutir Comme l’objectif est de permettre au patient de retrouver une unité psychosomatique, il est impératif que la multidisciplinarité lui soit renvoyée par l’équipe et son mode de fonctionnement.
Certains patients se butent dans une douleur qui n’a plus de sens ou se perdent dans des revendications administratives. Ils se heurtent vite à des interlocuteurs dépassés et lassés. Ces impasses thérapeutiques imposent la recherche d’un autre champ de compréhension nosographique, ethiopathogénique, celui de la psychologie. Là, le travail pluridisciplinaire prend tout son sens et aide au repérage de la structure psychique derrière la lésion de la main.
Cependant, le psychologue ne peut être qu’un maillon de la chaîne du processus thérapeutique et ne peut agir qu’en aval du chirurgien, initiateur du double regard et de la double écoute.
Article co-écrit avec Marie PEZE, publié dans « Plaies de la main » Cahier d’enseignement de la SOFCOT, Novembre 2006