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Sabrina Lomel - Psychologue Clinicienne

Psychothérapeute - Hypnothérapeute - Consultation souffrance au travail

Quand les mains prennent la parole

Fév 2009

Psycho-dynamique d’un accident de travail

Nous l’ignorons mais ils sont nombreux les accidentés de la main. On estime à 1400000 le nombre annuel de traumatismes de la main et du membre supérieur dont 620000 cas graves. Environ 28% ont pour origine un accident du travail ou une maladie professionnelle.

Et si bien souvent on minimise ce type de traumatologie, rappelons que la main constitue un lieu privilégié d’expression des conflits psychiques [1].

En effet, sa représentation corticale est majeure, presque autant que la bouche. La main est un instrument de communication et de découverte, à l’interface entre le dehors et le dedans, entre corps réel et corps imaginaire. Car avec ses mains, l’enfant touche, caresse, jette, frappe et explore ainsi le monde réel. Puis il le recrée dans ses jeux de main lorsque le pouce reproduit, dans la cavité buccale, le plaisir donné par le sein de la mère, consolant ainsi l’enfant de son absence. La main participe donc à la genèse des grandes fonctions symboliques. Elle parle nos émotions. La main, enfin, est l’organe du travail, exécutrice dans la créativité ou la répétition, l’autonomie ou la soumission. Du comptable au chirurgien, de la caissière au vendeur de chaussures, toutes les mains travaillent.

On comprend alors que les traumatismes de la main et du membre supérieur représentent un véritable enjeu de santé publique de par leur fréquence parmi les urgences traumatiques et leur gravité sur le plan fonctionnel, mais aussi social, psychologique et professionnel.

Lorsque l’accident survient apportant avec lui son lot de bouleversements, de changements (séances de kiné, aménagement de poste, arrêts de travail), son lot de craintes (Incertitude quant à l’avenir professionnel, la récupération fonctionnelle, le statut de travailleur handicapé etc.), la structure psychologique est extrêmement sollicitée.

De nombreux aménagements psychiques vont se mettre en place pour permettre au sujet de demeurer acteur de sa guérison, de son retour à l’emploi. On est souvent loin de s’imaginer qu’au-delà de l’aspect purement traumatique ou douloureux il y a le sens donné après coup à un événement qui propulse le sujet de la case Bien Portant à Malade, Handicapé. Et il n’est pas rare de voire le processus de guérison s’enrayer et même générer des pathologies purement psychologiques.

Il s’agit alors de travailler en équipe autour du patient ; le chirurgien, le kiné, le psychologue, le Réseau Prévention Main [2].

Le chirurgien, le kiné garantissent la prise en charge du corps, le psychologue celle de sa souffrance psychique et le Réseau Prévention Main, quant à lui, maintient le socle professionnel et social.

[1] Pezé M. le deuxième corps. Paris: LA DISPUTE ; 2002

[2] Réseau Prévention Main : Le Réseau Prévention Main Ile-de-France est une association (loi 1901) financée dans le cadre du FAQSV (Fonds d’Aide à la qualité des Soins de Ville) a pour objectif d’améliorer la prise en charge, le suivi et la réinsertion professionnelle des patients victimes d’un traumatisme (ou d’une pathologie professionnelle ou sportive) affectant la main ou le membre supérieur (épaule comprise).

 

– Accident de travail et bleus à l’âme –

 

Denis, 42 ans travaille depuis 17 ans dans une petite entreprise familiale qui fabrique des classeurs. Il prend son travail très à cœur. C’est un homme consciencieux et dévoué.

Dans les premières années, il y avait du travail, l’ambiance était bonne et le patron attentif à ses équipes. C’est la fille de ce dernier qui, quelques années plus tard, reprend les rennes alors même que l’entreprise souffre d’une baisse d’activité qui mine le moral des employés. Dans le même temps, beaucoup de personnes partent en retraite emportant avec elles l’histoire des lieux, l’ambiance. Les nouvelles recrues sont essentiellement des femmes. Denis lui, est là depuis déjà presque 15 ans. Il connaît parfaitement le travail et devient l’homme à tout faire de la société. Il forme, aide les nouveaux, s’occupe de charger, décharger les camions, de l’entretien etc. Tout ceci en assurant son poste de coupeur.

Il aspire à évoluer et le fait savoir. Il demande des formations. On lui en accorde une, celle de monteur d’électrodes, nouvelle tâche qui viendra s’additionner aux autres.

Un chef d’atelier est promu parmi les employés récemment arrivés. Denis ne comprend pas pourquoi sa connaissance du métier, de l’entreprise et son désir d’évoluer n’ont pas pesés en sa faveur dans la balance. Au contraire, on lui fait des reproches sur son travail. La pression du rendement n’a jamais été si forte, l’attention aux salariés si faible.

Sa place dans l’entreprise est mise à mal. Il ne sait plus très bien à quoi il sert, quelles sont ses fonctions. Etre l’homme à tout faire commence à lui peser car Tout, c’est trop, c’est flou. Il demande de nouveau une formation, celle d’électromécanicien afin d’assurer la maintenance des machines. On la lui refuse.

Un matin de novembre, alors qu’il coupe ses PVC, on vient le déranger pour la cinquième fois afin qu’il aille décharger un camion. Lorsqu’il revient à son poste, il n’a plus le cycle de la machine en tête et, bien que ses mains aient effectuées ce geste des milliers de fois, elles passent trop près de la lame qui, en l’absence de sécurité, lui sectionne un pouce.

Denis connaît les gestes appropriés. C’est lui qui ramasse son pouce, demande de la glace ainsi que quelque chose pour l’envelopper et éviter ainsi qu’il ne soit en contact direct avec.

On lui dit qu’on est en train d’appeler les secours mais tous les responsables sont dans l’atelier et ne sont pas au téléphone. Apres de longues et douloureuses minutes, le directeur lui dit qu’il va l’emmener à l’hôpital n’ayant pas réussi à joindre les pompiers.

Aujourd’hui Denis pense qu’ils n’ont pas été appelés de manière délibérée afin d’éviter qu’ils ne fassent un rapport sur l’accident.

A la clinique, personne ne s’inquiète de son état. Lorsque Denis sort, il se rend compte que sa société a essayé de minimiser son accident. On parle de coupure du pouce alors que ce dernier à été sectionné et réimplanté avec toutes les conséquences douloureuses et motrices que cela implique.

C’est un deuxième choc qu’il vit, sur un air de trahison. C’est à ce moment que l’entreprise devient pour lui un milieu hostile responsable de son état. Lui qui avait demandé à avoir la responsabilité de ces machines ; « Je ne serais pas handicapé aujourd’hui » dit il.

Il prend alors conseil auprès de la FNATH (Association des accidentés de la vie) qui lui suggère de solliciter ses collègues afin qu’ils témoignent sur le fait que la machine n’était pas sécurisée.

Il est très mal accueilli dans l’entreprise qui, entre temps, a organisé une réunion exceptionnelle pour informer les salariés qu’ils voulaient « faire fermer l’entreprise ».

La boucle est bouclée, il devient à son tour le mauvais objet.

Lorsque Denis vient me voir, son pouce est très douloureux. Il présente des troubles du sommeil et un état dépressif patent. L’idée de la reprise le terrifie. Nos premiers entretiens sont consacrés exclusivement à l’entreprise, les patrons, leur manque de reconnaissance, sa place, l’absence de solidarité entre employés, le dégoût qu’il éprouve à l’idée de revenir et à ce pouce au travers duquel résonne toute cette histoire.

Denis présente un syndrome douloureux chronique. La douleur le harcèle nuit et jour. Lorsqu’il me montre sa main, il convient de l’excellent travail du chirurgien et qu’on « ne voit presque plus rien ». N’est-ce pas là le problème ?

De cet accident, ultime épreuve dans cette entreprise, il ne reste plus rien de visible. Tout à été effacé, oublié, il ne s’est rien passé et personne n’a entendu l’histoire qui l’a conduit au bloc opératoire par deux fois, dans le cabinet d’un kiné des mois durant, consulter un médecin de la douleur, chez la psychologue pour finir.

Seulement voilà, ce type d’accident occasionne des blessures physiques mobilisant l’attention du corps médical et la sollicitude de l’entourage mais aussi des blessures morales, invisibles, très souvent ignorées et qui elles, mettent plus de temps à cicatriser.

Il y a tout d’abord l’aspect psycho traumatologique en jeu dans ce type d’événement. En effet, on ne se trouve pas tous les jours à ramasser son pouce par terre.

Et bien qu’on concède à ces accidentés le droit d’accuser le choc au travers d’un stress post traumatique, pour autant il ne faut pas qu’il dure trop longtemps parce que quand même « Ca n’est qu’un pouce ! »

On est bien loin alors de pouvoir imaginer qu’au-delà de l’aspect purement traumatique il y a le sens donné après coup à cet événement et que ce dernier peut véritablement enrayé le processus de guérison voire même générer des pathologies purement psychologiques.

Quels sont alors les recours de ces patients pour faire entendre les sentiments qui les animent si ce n’est par les seuls qui soient acceptables, entendables car objectivables : la douleur physique, la complication médicale.

Dans le cas de Denis, le chirurgien en réparant sa main sans qu’il ne raconte son histoire à bien malgré lui comme effacé, annulé tout ce qui avait conduit à l’accident.

Il ne s’est rien passé. Seule subsiste la douleur, vectrice de toutes les frustrations subies et qui a conduit les médecins à l’orienter vers un psychologue.

– L’entreprise, théâtre de la Névrose –

 

Lorsque nous avons pu dépasser la plainte, la colère et la déception à l’égard de son entreprise, il nous a été possible de faire le lien avec sa propre histoire.

Denis a, en effet, un parcours de vie douloureux. Il perd sa mère à l’age de 7 ans dans des circonstances qui ne lui sont pas expliquées et sans y avoir été préparé. Lui et ses deux sœurs se retrouvent alors avec un père dépassé. Il n’a jamais eu vraiment de place, ni dans la fratrie, ni dans la famille d’une manière générale.

De lui-même, il fait le lien avec son entreprise, expliquant que, de la même manière, il n’avait pas réellement de place.

Il pensait trouver par le travail une forme de reconnaissance, une restauration narcissique, un moyen d’être. C’est en partie ce qui l’a poussé à demander des formations. Au travers d’une promotion, il attendait qu’on lui reconnaisse son professionnalisme, son ancienneté mais ce ne fût jamais le cas.

L’accident lui-même s’est heurté à la dénégation de l’entreprise. Quant à ses conséquences, elles ont été largement minimisées par le collectif : « Ca aurait pu être pire ! Ca aurait pu être ta main », « Ils te l’ont remis ton pouce ! »

Comment imaginer le retour à l’emploi dans ces circonstances ?

Si dans le cas de Denis l’entreprise est, pour une large part, responsable de l’accident elle participe également à son incapacité à retourner à son poste.

Ce qu’ignore ou minimise une grande majorité de dirigeants c’est la résonance psychique que leur management peut avoir sur leur salarié. L’entreprise peut très vite devenir le théâtre d’une névrose en réactivant des blessures jusque là enfouies.

Autrement dit, derrière l’apparente banalité d’un système relationnel et hiérarchique, d’autres enjeux apparaissent. On ne peut ignorer l’individualité de l’employé à savoir son historicité psychique particulière.

Le sujet arrive dans une entreprise avec un fonctionnement psychique qui lui est propre. Ce fonctionnement est à l’origine tant de la place qu’il va occuper que des attentes qu’il va formulé, ou non à l’adresse du groupe et plus spécifiquement à sa hiérarchie.

On va donc parler en terme d’investissement psychique.

Ce n’est pas un hasard si on retrouve ce terme d’investissement dans le domaine financier car il s’agit véritablement d’un système économique. On néglige ou plutôt on dénie l’affectif en jeu dans le monde du travail pourtant on admet très volontiers que l’humain soit régi par un flux d’émotions (pourvu qu’il les laisse aux vestiaires). Pourtant, pour s’inscrire dans un mode relationnel quel qu’il soit, il faut bien solliciter le pôle émotif. Si tel n’était pas le cas, on serait véritablement en pleine schizophrénie. Or, on peut dire que la quantité d’affects « dépensés » dans l’entreprise, qu’ils soient dirigés vers les collègues, la hiérarchie ou relative à la carrière du sujet, représente son investissement. Rappelons que nous disposons tous d’un « budget affectif » variable d’un individu à l’autre.

Celui-ci se constitue pendant l’enfance et dépend, en grande partie, de la qualité de l’amour dispensé par les figures parentales. On pourrait dire que le sujet va spéculer et donc appauvrir son « budget affectif ».

Il va donc attendre en retour quelque chose du milieu environnant afin de compenser la perte et ne pas être en « débit ». Ces attentes sont à entendre en terme de reconnaissance qu’elle qu’en soit la forme (salaire, promotion, retour affectif des collègues ou des supérieurs). Si cette reconnaissance n’est pas à la hauteur de son investissement on peut véritablement parler de coût affectif. Cette perte dans l’économie psychique de l’individu peut se trouver compensée ailleurs, dans le cercle familial, les loisirs, pourvu que le temps le lui permette et qu’il n’ait pas mis « tous ses œufs dans le même panier » ; qu’il n’ait pas tout investi sur le plan professionnel.

Or, les exigences en terme de performance monopolisent littéralement l’individu. Il passe plus de temps sur son lieu de travail que dans sa famille et y est plus sollicité.

On comprend alors à quel point la non-reconnaissance peut affecter un individu jusqu’à le conduire à des agissements extrêmes, tragiques tels que ceux relayés par les médias.

Dans le cas de Denis, l’accident a été le révélateur et le point de rupture.

On peut imaginer que si le patron avait pris des nouvelles de son, employé, avait reconnu son erreur quant à la sécurité des machines, avait pris le temps d’écouter la souffrance de Denis ainsi que son mal être dans l’entreprise peut être que ce dernier aurait repris son poste de travail dans un délai raisonnable. Le coût économique et humain aurait été nettement inférieur à ce qu’il a été.

Au lieu de ça, Denis s’est vu errer, comme beaucoup dans son cas, de chirurgiens en médecins de la douleur, multipliant les arrêts maladie pour, au final échouer dans la case tire au flanc, simulateur.

– Épilogue –

 

Lorsque Denis est venu me voir, il a d’emblée été pris en charge par l’équipe du Réseau Prévention Main* (Assistant médico-social, Médecin du travail consultant, psychologue).

En parallèle des entretiens psychologiques, il était reçu par l’assistant médico social afin d’évaluer sa situation et d’élaborer des stratégies ayant pour but de l’extraire d’un contexte pathogène. Alors que les douleurs diminuaient de semaines en semaines au point d’arrêter tout traitement antalgique, il a demandé à ne plus retourner dans cette entreprise mais émit le souhait de reprendre une activité. Il a, par la suite, demandé s’il pouvait s’inscrire dans un projet de formation qualifiante.

Un long travail de réflexion, de recherches et de remise à niveau l’a conduit à s’inscrire dans un CIF ( Congé Individuel de Formation) afin de devenir Technicien de mesure de la qualité de l’eau.

Il a pû intégrer cette formation après des mois de travail (tests psychotechniques, remise à niveau algèbre par correspondance). Il a fait preuve d’un déterminisme à toutes épreuves et d’une ténacité inattendue.

Nous avons pu constater que, plus il avançait dans son projet moins il parlait de son pouce, de son accident.

Aujourd’hui, après avoir obtenu son diplôme, Denis a trouver un nouvel emploi et retrouver une place loin de nos salles d’attentes.

L’atteinte corporelle parce qu’elle signe la perte, réelle ou potentielle, d’une partie de soi, vient réveiller tous les autres deuils subis, corporels et affectifs et plus largement, l’angoisse de mort.

Mais ce qui traumatise les uns ne fait qu’atteindre les autres. Si l’événement externe peut être objectivement traumatisant et les dégâts psychiques qu’il entraîne paraître alors logiques, certains patients s’effondrent après des lésions minimes. Car ce qui traumatise, ce n’est pas simplement l’événement externe, présent, mais ce qu’il vient réactiver du passé. Un trauma vient toujours sur la trace d’un précédent. Le trauma présent ne prend sens et force qu’à la lumière du trauma passé.

Denis est loin d’être un cas isolé. Tous les jours, le Réseau Prévention Main reçoit des hommes et des femmes au profil, au statut social différent traînant chacun leur fardeau de vie mais ayant pour dénominateur commun une affection qui résiste, qui exagère, qui parle.

 

Article publié dans le Journal des Psychologues, n°264, Février 2009