Sabrina Lomel - Psychologue Clinicienne
Psychothérapeute - Hypnothérapeute - Consultation souffrance au travailAccidents de la main : Comprendre pour mieux guérir
« Car les mains ont leur caractère,
C’est tout un monde en mouvement
Où le pouce et l’auriculaire
Donnent les pôles de l’aimant
Les météores de la tête
Comme les tempêtes du cœur,
Tout s’y répète et s’y reflète
Par un don logique et vainqueur.»Paul Verlaine 1888
Véritable trait d’union entre nous et le monde, nos mains nous racontent et, par elles, nous découvrons ce qui nous entoure. Elles en disent long. On dit souvent qu’elles nous trahissent. Dès le plus jeune âge en effet, l’enfant touche, caresse, jette, frappe et explore ainsi le monde réel. Puis il le recrée dans ses jeux de mains lorsque le pouce reproduit, dans la cavité buccale, le plaisir donné par le sein de la mère, consolant ainsi l’enfant de son absence. La main participe donc à la genèse des grandes fonctions symboliques.
Elle parle de nos émotions. La main est un instrument de communication et de découverte, à l’interface entre le dehors et le dedans, entre corps réel et corps imaginaire. La main, enfin, est l’organe exécutrice du travail, le premier outil de l’homme. Pourtant, on les oublie, sûrement parce qu’elles nous sont essentielles. Mais quand arrive l’accident, tragique, qui mutile la main c’est l’identité toute entière qui vacille. Et là, le regard des autres, est loin d’être empathique. Il est fréquent d’entendre les parties du corps hiérarchisées selon leur importance subjective, « je préférerais être aveugle que sourd », « perdre une main plutôt qu’une jambe » etc. Et c’est la société entière, du médecin conseil, à l’employeur, des amis aux membres de la famille de s’offusquer de l’ampleur que prend la perte d’un doigt, parce que, quand même, ce n’est qu’un doigt ! « Ca aurait pu être pire, tu aurais pu perdre ta jambe ! » s’entend dire le patient. Lui-même, finit par développer une certaine culpabilité en s’excusant de continuer de pleurer sur son doigt alors que « il y a des enfants qui meurent du cancer ou des jeunes qui se retrouvent en fauteuil ». Le monde de la psycho traumatologie aussi, peine parfois à reconnaître ces accidents comme des traumatismes potentiels. Et les consultations spécialisées refusent de prendre en charge ces patients lorsqu’il n’y a pas eu de menace vitale. Pourtant les conséquences sont parfois lourdes tant sur le plan psychique que socio-professionnel. Que reste t il à un menuisier qui perd sa main dominante suite à un accident de travail ? Outre le traumatisme psychique lorsqu’il y a eu confrontation au réel de la mort, et le long et douloureux travail de deuil de son ancienne main, c’est aussi au licenciement pour inaptitude qu’il va être confronté. Pour beaucoup, cela résonne comme un deuil, celui de l’ancien métier, de son « ancien moi ». Lorsque l’accident survient apportant avec lui son lot de bouleversements, de changements (séances de kiné, aménagement de poste, arrêts de travail), son lot de craintes (incertitude quant à l’avenir professionnel, la récupération fonctionnelle, au statut de travailleur handicapé etc.), l’organisation psychique est extrêmement sollicitée. Quels sont alors les recours de ces patients pour faire entendre les sentiments qui les animent si ce n’est par les seuls qui soient acceptables, car objectivables : la douleur, la complication médicale ?
ANATOMIE DE L’OUBLI, UNE MAIN DE TROP
Voici le cas de Monsieur D, 50 ans qui présente un syndrome dépressif consécutif à son accident de travail et des douleurs chroniques sur lesquelles les antalgiques sont sans effet. Il ne prend aucun traitement anti-dépresseur et est très réticent à cette idée. Il est imprimeur, en CDD. Le jour de l’accident, il se dépêchait de finir son travail pour aller passer son brevet d’ULM avec le projet de devenir instructeur. Or, ce jour là, sa main est passée sous une presse lui écrasant l’index et le majeur. Depuis cet accident, outre la symptomatologie dépressive, Monsieur D. ne parvient pas à obtenir son brevet d’ULM (la raison évoquée est l’absence de concentration). Il est parfois en proie à de violentes crises d’angoisse qui le pousse à boire. Je reçois Monsieur D. trois mois après son accident. La greffe est un succès et les traces de l’accident sont très peu visibles. Au cours de notre premier entretien, Monsieur D. parle très peu et tient sa main accidentée. Lorsque je le lui fais remarquer, il me dit qu’il fait ça depuis l’accident sans savoir pourquoi. Il ajoute qu’il n’ose plus s’en servir malgré l’absence de douleurs. Monsieur D. reste très succinct et n’évoque aucune pensée ni aucun affect relatif à l’événement. Les entretiens suivants vont nous apprendre que ce n’est pas tant l’événement qui a valeur de traumatisme que ce qu’il est venu réveiller dans l’histoire de ce patient et le sens qu’il a pris pour lui. J’apprends, en effet, que quatre ans auparavant, l’épouse de Monsieur D. est décédée des suites d’un accident de voiture. Monsieur D., sans hésitation, évoque un suicide sans que le rapport de police ne le mentionne. Sa femme était dépressive et sous antidépresseurs. Monsieur D. évoque sa grande culpabilité devant cet événement. Il dit qu’au lieu d’être avec sa femme, il partageait son temps entre l’imprimerie et les cours d’ULM. Il se sentait enfermé dans une vie trop étroite avec une femme dépressive et
rêvait de « changer d’air » en devenant instructeur d’ULM. Lorsque je lui demande si son travail était important pour lui, il évoque son père, lui-même imprimeur. Par ailleurs, il exprime un sentiment de culpabilité lié au deuil de sa femme. Il relate un rêve qu’il aurait fait quelques temps avant le décès de sa femme. Il s’agissait de deux mains qui se tenaient. Une main est identifiée comme la main de la mort puis, dans un second temps, comme celle de sa femme. Cette main glisse. L’autre main tente de retenir la première mais n’y parvient pas et la laisse s’échapper. La position des mains telle qu’il la mime en relatant ce rêve, rappelle celle de ses propres mains depuis l’accident. Je le lui fais remarquer. Il associe et dit qu’il aurait dû être là, être plus présent, qu’il aurait ainsi pu éviter qu’elle se suicide. Je lui demande s’il a eu le sentiment de l’avoir « lâchée ». Il me dit qu’en effet, il se sent coupable. Je lui fais remarquer que sa main a bien été punie d’avoir « lâché » celle de son épouse.
A l’entretien suivant, Monsieur D. arrive en sueur et très agité. Il me dit qu’il a honte de ce qu’il va me dire, que c’est absurde mais qu’il ne supporte plus ses doigts, qu’il ne les mérite pas et voudrait qu’on les lui coupe. Monsieur D. qui plusieurs fois met en parallèle sa femme et son père, évoque alors le décès brutal de ce dernier au cours d’un accident de voiture. C’était il y a 18 ans, il emmenait ses deux petites-filles (les enfants de Monsieur D.) à la messe de minuit lorsque la voiture a quitté la route pour finir sa course contre un arbre. Les deux petites filles étaient indemnes mais son père fut tué sur le coup. Une fois encore Monsieur D. évoque une grande culpabilité car sa première réaction fut d’être soulagé que ses filles soient en vie. J’essaie de l’amener à faire le lien entre tous ces éléments.
Je mets en évidence le fait que la culpabilité liée au décès de son père a trouvé réparation dans l’investissement de son travail à l’imprimerie. Cependant le patient, de fait, n’était plus présent pour sa femme malade. En rêvant de devenir instructeur d’ULM, il trahissait sa femme avec laquelle il vivait une vie qui ne lui « correspondait pas » et son père, à qui il devait réparation. A la dette symbolique due au père est venue s’ajouter celle due à sa femme. L’accident a permis pour ainsi dire de « solder son ardoise ». Il a permis de ne plus travailler à l’imprimerie sans trahir le père et de punir la main symbole de sa culpabilité. L’ULM est bien entendu tenu en échec. Lorsque nous avons mis en avant le sens qu’avait pris cet accident, Monsieur D. ne supportait plus ses doigts qu’il ne les « méritait pas ». Le chirurgien en lui « réparant » sa main a effacé, annulé ce qu’il avait payé pour s’acquitter de sa dette, aussi pensait-il à les couper.
Quelques semaines plus tard, je l’ai appelé pour prendre de ses nouvelles. Il allait mieux, s’était fait prescrire un traitement anti-dépresseur par son généraliste et venait d’obtenir son brevet d’ULM. Les douleurs, quant à elles, ont perduré quelques mois. Toutefois, elles ne motivaient plus de consultations et Monsieur D me disait qu’il les gérait très bien. Un an plus tard, j’ai appris qu’il avait repris son poste de travail et avait entamé une psychanalyse.
L’élaboration de la culpabilité, surdéterminée, a permis à Monsieur D d’appréhender le sens de l’accident qui, dans un après-coup avait pris une valeur punitive. Si le psychologue s’arrête à la demande manifeste du patient qui était dans un premier temps la réparation fonctionnelle, alors la plainte et les symptômes psychologiques secondaires sont incompréhensibles. Si en revanche, le psychologue s’attache à saisir ce qui se joue en arrière plan, il comprend la valeur de la réparation fonctionnelle qui, dans ce cas, empêchait le patient de solder sa culpabilité. Les entretiens psychologiques offrent cette possibilité de verbaliser et d’associer des affects, ce qui a pour le patient une valeur abréactive, mais surtout d’élaborer la plainte psychique.
LE RESEAU PREVENTION MAIN, UN TRAVAIL D’EQUIPE
Ce patient a été adressé au Réseau Prévention Main* pour plusieurs raisons. La première est l’échec de la prise en charge de la douleur par le seul traitement médicamenteux. La seconde, parce qu’il « avait l’air déprimé » malgré l’excellent résultat chirurgical. Et enfin parce que, ces deux facteurs réunis, il ne pouvait pas reprendre son poste de travail et que les arrêts se succédaient sans qu’aucune solution ne soit envisagée. Le chirurgien, n’ayant plus de solution à proposer à ce patient algique pour faire taire sa plainte, a décidé de l’adresser au Réseau Prévention Main.
Souvent on assiste à un véritable « bras de fer » entre le médecin et son patient. L’un déployant l’étendu de son savoir théorique et pratique pour répondre à son « symptôme de patient », l’autre enfermé dans une douleur qui résiste. Pourtant, les deux ont le même objectif : faire taire le symptôme coûte que coûte.
Mais au-delà de la demande consciente du malade adressée au médecin autre chose se joue qui échappe au médecin et au patient lui-même. Et cette résistance têtue du corps a souvent pour le médecin un goût d’échec qui fragilise la relation thérapeutique.
Le patient douloureux chronique lasse, décourage son entourage bien malgré lui. Or, la plainte est avant tout un message adressé à l’autre, une demande qui cherche son chemin pour atteindre l’autre. Demande de soins, de délivrance, de consolation. Si les symptômes renseignent sur la maladie, le patient quant à lui renseigne sur ses symptômes. C’est ici que commence le travail du psychologue dans un service de chirurgie de la main.
Dans un premier temps, faire tiers dans la relation médecin malade en offrant au patient un espace où sa parole plaintive ne déclenchera, ni l’artillerie médicamenteuse, ni l’agacement de son interlocuteur lui permettant ainsi de redonner un sens à sa douleur. Un lieu également ou cette plainte sera entendue sans être corrélée ni à la lésion somatique ni aux résultats esthétiques ou fonctionnels. Car la majorité de ces patients ont honte de se plaindre pour des blessures si « minimes ». Et, face a l’incompréhension voir à la désapprobation de leur entourage devant les symptômes dépressifs qu’ils affichent, ils se replient encore d’avantage. Eux même ne comprennent pas et conviennent qu’à priori tout est plus ou moins rentré dans l’ordre. Toutefois, sous l’apparente banalité d’un doigt réimplanté avec succès, demeurent quelque fois, l’effroi de l’accident passé, la crainte de l’avenir et enfin, le séisme inconscient qu’a engendré l’accident. La main devient parfois le théâtre où s’affrontent les représentations inconscientes et conflictuelles
On retrouve assez fréquemment pour ces patients qui peinent à guérir des deuils non résolus, comme dans le cas cité plus haut. Le corps semble alors se figer dans un état algique transcrivant ainsi la douleur psychique réelle. La plainte somatique devient alors le seul moyen dont dispose le patient pour faire entendre sa souffrance. Un mal diffus, pas très bien localisé, qui part de la lésion et remonte, descend de façon tout à fait anarchique laissant les médecins perplexes voir sceptiques. Toutefois lorsqu’on arrive à ouvrir la voie de la plainte psychique, la douleur physique se recentre sur la lésion et redevient gérable pour le patient. Il ne se plaint plus de son corps mais de son âme. Aussi, la question de la dimension psychologique doit se poser d’une manière générale mais particulièrement lorsqu’on est face à un patient qui résiste aux protocoles de soins et tient ainsi en échec son désir conscient de guérir. Ce qui est le cas de Monsieur D.
Des patients qui arrivent aux urgences, nous ne savons rien. On ne voit que la surface de la lésion, pas ce qu’elle est venue bousculer dans les strates inconscientes du sujet. De fait, on ne peut pas, non plus, parier sur le destin de cet accident. Va-t-il faire trauma ou non, quel sens prendra-t-il ? Personne ne peut le dire. Et par un lien de cause à effet, on ne peut pas non plus savoir quels seront les bouleversements sociaux que le patient va être amené à gérer, ou non. Et ils sont nombreux ces patients, On estime à 1400000 le nombre annuel de traumatismes de la main et du membre supérieur dont 620000 cas graves. Environ 28% ont pour origine un accident du travail ou une maladie professionnelle.
La spécificité du travail du Réseau Prévention Main est la prise en charge globale du patient. Dans un premier temps en lui offrant une structure étayante et propice aux mouvements régressifs trop souvent désapprouvés faute de temps et de personnel dans les services hospitaliers. Le temps de la cicatrisation psychique n’est ici pas compté.
La prise en charge socio professionnelle, dans cette même dynamique vise à aider le patient à faire le deuil, au besoin, de l’ancien métier et d’accompagner le patient vers un retour à l’emploi. C’est une prise en charge assez longue marquée par des moments clefs comme la reconnaissance du statut de travailleur handicapé, les bilans (fonctionnels ou professionnels), la mise en place d’un projet professionnel. Ces entretiens sont toujours réalisés en étroite collaboration avec le/la psychologue et un médecin du travail consultant. Les différents professionnels gravitant autour du patient (Kiné, médecin du travail, médecin généraliste, chirurgien) sont tenus informés de l’évolution de la prise en charge.
On voit parfois des patients s’enfermer dans une douleur qui n’a plus de sens ou se perdre dans des revendications administratives. Ils se heurtent, de fait, à des interlocuteurs dépassés, lassés, sourds. Ainsi, en replaçant le sujet dans ses dimensions, sociale, médicale, psychologique ; on améliore sensiblement le sort de ces patients.
* Le Réseau Prévention Main Ile-de-France est une association (loi 1901) financée dans le cadre du FIQS (Fonds d’Intervention pour la qualité et la coordination des soins) a pour objectif d’améliorer la prise en charge, le suivi et la réinsertion professionnelle des patients victimes d’un traumatisme (ou d’une pathologie professionnelle ou sportive) affectant la main ou le membre supérieur (épaule comprise)
Article publié dans Psycho Média, n°22, Septembre 2009
